La liberté d'effectuer une copie d'une oeuvre protégée par un particulier à des fins personnelles a été généralement acceptée, si la copie a été faite à partir d'une copie légitimement acquise. La copie privée était si admise que devant la concurrence que ce phénomène de masse a provoquée à l'égard de l'exploitation licite des oeuvres, la solution proposée et adoptée dans plusieurs législations nationales a consisté, et consiste encore, à instaurer des régimes de rémunération destinés à compenser le manque à gagner des auteurs ou des ayants droit des oeuvres ainsi reproduites 2. Mais ces régimes ne peuvent répondre de façon adéquate aux enjeux de la copie numérique. Les systèmes de compensation par prélèvement sur supports et équipements actuellement en vigueur supposent que les copies successives perdent en qualité. De ce fait, si les copies privées analogiques diminuent les ventes de supports d'œuvres, la concurrence avec la vente des supports légitimes ne menace pas de déplacer le marché principalement vers la copie privée.
En revanche, le phénomène de la reproduction numérique permet la confection d'une quantité considérable, voire infinie, de copies de qualité identique à l'original. Ce phénomène a des incidences non seulement sur la diffusion de supports matériels numériques, mais, ce qui est plus important encore, sur la diffusion numérique directe. La transposition de l'exception pour copie privée dans l'environnement numérique risquerait d'entraver la diffusion légitime, puisqu'elle pourrait conduire à la reproduction non autorisée, non seulement en série à partir d'un seul support, mais aussi à partir des lieux de diffusion. Supposons, par exemple, que les producteurs de phonogrammes décident de ne plus diffuser leurs productions par le moyen de supports, mais par celui des réseaux, notamment de l'Internet, s'ils disposent de moyens permettant leur contrôle et leur rémunération. Dans ce cas, s'il était permis au consommateur de contourner ces moyens au motif de la liberté de faire des copies privées, il resterait peu d'incitation aux producteurs de diffuser sur réseau.
Les moyens permettant au consommateur de faire des copies numériques à partir de l'Internet ou d'autres supports numériques existent déjà. Il s'agit, par exemple, de la reproduction d'un disque compact traditionnel sur disque numérique, phénomène grandissant 3. La jaquette du disque est même scannée, ce qui fait que l'ensemble - disque et emballage - est identique au disque d'origine vendu dans le commerce. Il s'agit aussi de la copie sur disque dur, disquette ou papier, de fichiers d'œuvres transmis par l'Internet. Il s'agit encore d'œuvres qui sont transmises en fichiers joints à un courrier électronique 4.
I. Les solutions juridiques actuelles proviennent de la technique analogique. Les moyens pour confectionner des copies ont complètement changé. Cette situation impose une réflexion renouvelée sur le sujet. En effet, quel est le fondement de l'exception pour copie privée ? Relève-t-elle de la liberté d'expression, de création ou de recherche ou du besoin d'informations des personnes, qui peuvent, en certaines circonstances, reproduire une oeuvre, sans l'autorisation des auteurs ? Ou bien, en revanche, est-elle admise en raison de l'impossibilité matérielle de l'empêcher, sans entraîner des coûts de mise en œuvre démesurés par rapport au bénéfice à en tirer, ou sans porter atteinte au respect de la vie privée ?
Pour les exceptions de citation, de parodie, de pastiche ou de caricature, le monopole de l'auteur est limité à la liberté de création ou d'expression des tiers. Cette liberté accordée aux usagers est gratuite. Il n'existe, en effet, pas de mesures destinées à compenser le préjudice que l'auteur de l'œuvre parodiée ou citée pourrait subir. Personne n'imaginerait la disparition de ces exceptions du fait des changements de technique, alors que tel n'est pas le cas pour la copie privée.
En matière de copie privée, en revanche, l'exception paraît être fondée sur l'impossibilité matérielle de l'empêcher. En conséquence, si des moyens techniques avaient existé pour contrôler la confection de copie sur support analogique, cela à des coûts raisonnables et sans porter atteinte à l'intimité de la vie privée, une telle exception n'aurait peut-être pas vu le jour. En effet, l'exception pour copie privée n'est pas un droit, mais une simple tolérance accordée aux usagers de confectionner une copie d'une œuvre pour leur usage personnel. Par droit, nous entendons non seulement le pouvoir pratique de commettre l'action en question, mais aussi sa reconnaissance légale, action qui pourra s'exercer éventuellement sans obligation de paiement. D'ailleurs, le fait que des législateurs nationaux aient instauré des mesures compensatoires au profit des ayants droits sur les œuvres ou prestations reproduites montre que cette exception relève plus d'une tolérance que d'un droit.
Néanmoins, le particulier qui accède licitement à une œuvre dispose bel et bien de certains droits. Dans un premier temps, le droit d'auteur ne recouvre pas toute utilisation possible de l'œuvre. Par exemple, l'acheteur d'un support a le droit de le revendre sans l'accord de l'auteur. Dans un second temps, l'utilisation faite par le particulier empiète sur les droits exclusifs de l'auteur, mais elle est justifiée par d'autres sources de droit. Par exemple, l'acheteur d'un exemplaire d'une œuvre qui veut jouir de cette œuvre non seulement par le biais de son exemplaire, mais en effectuant une ou des copies pour son confort ou sa commodité personnelle, notamment, pour écouter cette œuvre dans sa voiture, pourrait invoquer sa liberté d'user de l'œuvre comme il l'entend dans la sphère de sa vie privée, afin de conforter ses prétentions de pouvoir reproduire un phonogramme. Mais si d'autres prérogatives peuvent soutenir ces prétentions, il convient de reconnaître que le droit d'auteur n'a pas à y céder complètement. D'où le compromis entre droit exclusif et commodité des particuliers représenté par les systèmes de rémunération pour copie privée.
Quelle que soit la force des prétentions des particuliers, logiquement elles se limitent aux jouissances strictement personnelles ou familiales de l'utilisateur. Il s'ensuit que celui qui empreinte le support à une tierce personne pour effectuer une copie sort du cadre que nous venons de dessiner, tout autant que ces actions nuisent à l'exploitation de l'œuvre.
Si nous avons montré que ce dernier ne devrait pas pouvoir reproduire l'œuvre sans autorisation, nous devons reconnaître qu'en droit français positif, cette personne bénéficierait de l'exception pour copie privée, dès lors qu'elle réalise elle-même la copie pour son usage exclusif 5. Ce résultat ne nous paraît pas justifié dans le monde numérique pour les raisons énoncées précédemment.
Dans le même ordre d'idée, l'hypothèse suivante démontre l'importance de la primauté du droit exclusif. Supposons qu'un utilisateur accède licitement à un site Web qui lui permet de visionner une œuvre mais pas de la copier. L'utilisateur pourrait-il ne pas respecter l'interdiction de copier au motif qu'il dispose d'un "droit" de faire une copie privée ? Nous observons que les éléments de la copie privée en droit français sont présents, puisque l'utilisateur téléchargerait lui-même l'œuvre en question pour son propre usage. Néanmoins, ce résultat nous paraît aussi inacceptable que l'hypothèse précédente.
II. De toute façon, aucun texte international de droit d'auteur ne semble qualifier la copie privée comme étant un "droit". Ainsi, la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques, instrument de référence - notamment dans l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et le Traité de l'OMPI sur le droit d'auteur adopté en décembre 1996 -, fixe les critères pour admettre des exceptions , mais ne mentionne pas expressément la copie privée. Elle est possible, seulement si, comme tous les autres actes réclamant le bénéfice de l'exception, elle constitue un des " cas spéciaux " et " ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur." La souplesse de ces critères généraux d'atteinte aux droits de l'auteur permet d'admettre des exception 6 ainsi que de mesurer leur portée, et même de rejeter des exceptions qui auparavant auraient pu être admises. L'article 13 des ADPIC généralise le critère de l'exception de la Convention de Berne à tous les droits que les ADPIC instaurent, en reprenant le texte précité de la Convention de Berne 7. De même, l'article 10 du traité de l'OMPI sur le droit d'auteur, reprend la solution de la Convention de Berne 8. La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information du 25 mai 1999 reprend en son article 5.4 les critères généraux de la Convention de Berne pour les appliquer aux exceptions que la proposition instaure.
Selon les instruments internationaux, l'acte protégé par l'exception ne doit pas porter atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre. Dans le monde numérique, comme nous l'avons vu, l'exploitation "normale" s'oriente de plus en plus vers la diffusion directe au consommateur. Il s'ensuit que la copie privée n'est plus un " cas spécial ", puisqu'elle devient plutôt la norme et qu'une exception pour copie privée entraverait de façon inacceptable ces exploitations. C'est sans doute pour ces raisons que la Directive européenne du Conseil du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur ne prévoit pas d'exception pour copie privée des logiciels. La seule copie autorisée est la copie de sauvegarde (article 5, 2). La Directive européenne du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données ne prévoit pas non plus la copie privée comme exception, sauf pour les bases de données non électroniques (article 6, 2, a).
Puisque ces textes qui statuent en manière de prestations numériques ne prévoient pas l'exception pour copie privée, il est tentant de conduire la même analyse à propos des oeuvres diffusées sous forme numérique et de conclure que la reproduction privée sur support numérique n'est pas possible sans l'autorisation des ayants droits. Toutefois, la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information du 25 mai 1999 précitée contient la possibilité, et non l'obligation, pour les législateurs nationaux de prévoir une limitation au droit de reproduction, pour les " reproductions sur support numérique d'enregistrements sonores, visuels ou audiovisuels par une personne physique pour un usage privé et strictement personnel et à des fins non commerciales, sans préjudice de moyens techniques opérationnels, fiables et efficaces visant à protéger les intérêts des ayants droit ". La proposition prévoit la garantie d'une " compensation équitable au bénéfice de tous les ayants droit " (article 5, 2., b bis) 9.
Ce texte admet l'exception pour les supports numériques. Il prévoit, à la fois, la rémunération compensatoire et les moyens techniques visant la protection des intérêts des ayants droit. Mais, il est imprécis, étant donné qu'il ne détermine pas le rôle des moyens techniques, se contentant d'indiquer " visant à protéger les intérêts des auteurs ". Il ne précise pas si ces moyens techniques autorisent le maintien de la compensation équitable ou, au contraire, si celle-ci doit disparaître, c'est-à-dire si les moyens techniques se substituent à la compensation équitable.
III. Cependant, dès l'instant où des moyens techniques opérationnels, fiables et efficaces existent, il n'y a plus place pour l'exception de la copie privée, puisque toutes les copies réalisées auront été autorisées par les ayants droit. La rémunération ne serait pas une "compensation équitable", du moins si cette expression implique un bénéfice fixé par un tiers et moindre que celui qu'aurait réclamé l'ayant droit. C'est l'ayant droit lui-même qui déterminerait le prix de chaque reproduction personnelle.
Dans cette optique, la "compensation équitable" ne peut être qu'un régime transitoire et subsidiaire, cela parce que, tant que des mesures techniques ne sont pas "opérationnelles, fiables et efficaces", les mesures de compensation combleront du moins en partie l'absence des revenus provenant de l'exercice du droit exclusif. Mais, selon le texte de l'article 5.2, de la proposition de directive, la mise en place d'un système de compensation ne peut pas empêcher l'application des mesures techniques. De même, plus le consommateur paiera directement l'auteur pour copier son œuvre, moins le consommateur tolérera de financer des mesures de compensations équitables, notamment en payant plus cher les supports vierges.
En outre, le paiement direct, même pour copies "privées," s'avère nettement plus adapté à la réalité de l'exploitation, notamment par réseaux numériques. La rémunération (ou la "compensation") équitable est un outil par nature imprécis, puisque la rémunération est répartie selon des mécanismes spécifiques. En matière musicale, les résultats des sondages qui sont effectués sont croisés avec la vente des disques et l'audience de la radio. En matière audiovisuelle, des informations journalières sont recueillies directement auprès d'usagers sélectionnés dont les comportements sont transmis à des instituts d'analyse qui connaissent ainsi les programmes qui sont copiés. Il s'ensuit que plusieurs auteurs, producteurs et interprètes dont les œuvres et prestations ne font pas l'objet d'une diffusion massive risquent de ne toucher aucune somme, faute d'être repérés par ces techniques. En revanche, lorsque l'auteur, le producteur ou l'interprète contrôle l'accès à son œuvre ou à sa prestation, la rémunération est assurée, ainsi que facile à mettre en œuvre, grâce à l'information sur le régime des droits ("copyright management information") dont l'auteur aura assorti son œuvre et/ou son site Web.
Lorsque l'on compare les régimes de " compensation équitable " et de paiement facilité par les mesures techniques, il devient clair que la compensation équitable, non seulement porte atteinte à " l'exploitation normale de l'œuvre ", mais aussi elle " cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur ". Nous estimons que l'obligation faite par les Conventions internationales de Berne et des ADPIC aux législateurs nationaux de ne pas prendre des mesures qui causent un " préjudice injustifié " aux intérêts des auteurs doit s'apprécier par rapport aux alternatives à l'exception. Tant qu'il n'y avait pas de moyen d'appliquer le droit d'auteur aux reproductions " privées " sans coûts démesurés et sans empiéter sur la vie privée, une exception pour copie privée assortie d'une " compensation équitable " était justifiée. Mais, dès lors que les obstacles à une mise en œuvre efficace du droit de reproduction disparaissent, non seulement les " intérêts légitimes " des auteurs sont de nouveau en cause, mais aussi le préjudice n'est plus justifié.
Même en admettant que les mesures techniques ont vocation à remplacer la "compensation équitable,"10, nous estimons qu'un problème de transition peut se présenter. Plus précisément, à quel moment les législateurs nationaux ou communautaire, reconnaîtront-ils qu'il faut éliminer les mécanismes de compensation équitable ? Sans démarche active de la part des législateurs, les régimes de compensation équitable risqueront d'être appliqués, alors que les mesures techniques qui auront été mises en place par la pratique fonctionneront efficacement. Cela dit, il convient de nuancer le propos, puisqu'il est envisageable que des moyens techniques soit jugées "opérationnels, fiables et efficaces" dans certains secteurs d'exploitations - ou pays - et pas encore dans d'autres.
Bien entendu, le régime ici conçu ne fonctionnera en réalité que si les "moyens techniques opérationnels, fiables et efficaces visant à protéger les intérêts des ayants droit," de la proposition de directive ne peuvent pas être contournés par des utilisateurs. Ainsi, il ne suffit pas de protéger les œuvres contre la copie (privée ou autre), encore faut-il protéger les protections elles-mêmes. D'où les dispositions des traités de l'OMPI de 1996 sur le droit d'auteur (arts. 11 et 12) et sur les droits voisins (arts. 18 et 19). Celles-ci interdisent "la neutralisation des mesures techniques efficaces qui sont mises en œuvre par les auteurs [ou par les artistes - interprètes ou exécutants ou les producteurs de phonogrammes] dans le cadre de l'exercice de leurs droits . . .". Elles protègent également contre la suppression ou la modification de "toute information relative au régime des droits se présentant sous forme électronique."11.
IV. Les mesures techniques vont devoir remplacer les mesures de rémunération. Les textes généraux rappelés ci-dessus de la Convention de Berne, des ADPIC et du Traité de l'OMPI nous y invitent. Les mesures de compensation ne sont qu'un pis aller provisoire, difficile à mettre en place et jamais parfaitement adapté.
Dans l'attente des mesures techniques, la mise en place d'un mécanisme de compensation devra tenir compte de toute forme de supports de mémorisation des œuvres 12. La durée qui est un critère essentiel n'est pas la seule assiette. D'une part, un support enregistré ne se caractérise pas toujours par sa durée - par exemple un CD Rom - et, d'autre part, la durée doit être définie puisque celle de l'enregistrement d'un support vierge dépend de la nature du standard du fichier copié ; des fichiers compressés peuvent conduire à des durées d'enregistrements copiés d'une durée bien plus longue que des fichiers non compressés. La compression est donc un facteur important qu'il faut prendre en compte dans le mécanisme de compensation.
En ce moment, le sujet est en pleine évolution. Gageons que nous y reviendrons bientôt.